L’ « excellence » : renouveler un modèle à bout de souffle

L’ « excellence » ? Un concept, dévoyé de son sens originel, qui fait à ce point partie de l’ADN de notre université qu’on ne s’interroge plus ni sur son sens ni sur sa pertinence. Pour preuve : les listes Inspire, portées par Frédérique Berrod et Michel de Mathelin1, en font encore leur étendard2, tandis que les listes Refonder sont restées muettes sur le sujet. Et pourtant, ce modèle inventé avec la fusion pour positionner les universités françaises au niveau international est en passe de devenir obsolète. En lieu et place d’une vision élitiste et productiviste de la recherche, notre collectif Au pluriel défend, en l’argumentant, l’idée d’un nouveau modèle, solidaire et qualitatif. Explications

Strasbourg et l’ « excellence » : une consubstantialité sans équivoque

L’Université de Strasbourg est née des politiques d’excellence. Un an tout juste après la fusion (2009) et dans le but d’accompagner celle-ci et les autres qui devaient suivre, la loi de finances rectificative du 9 mars 2010 instaurait les investissements d’avenir et, avec eux, les initiatives d’excellence (IdEx). Fusion d’universités et initiatives d’excellence étaient les deux faces d’une même politique qui n’avait qu’un but : faire grimper la France dans les classements internationaux3. En atteignant une taille critique, les universités françaises devaient être visibles. En leur sein, il fallait faire émerger des instituts (et/ou des individus) de très haut niveau, qui, dans la compétition internationale, se positionneraient haut dans les classements et se porteraient garants à eux seuls de la qualité de tout un établissement. Tel est le décor de l’ « excellence » planté par Nicolas Sarkozy à l’aube des années 2010.

Hausse de Strasbourg à Shanghai : une progression due à un seul chercheur…

Dans les années qui suivirent, le paysage français de l’ESR* s’est redessiné à l’aune de cette politique et des critères des classements internationaux. Mais année après année, la course au classement s’est essoufflée. Aujourd’hui, seuls les grands établissements parisiens ont su s’y faire une place : Paris Saclay, classée 12e à Shanghai cette année, ou encore Sorbonne Université (41e) et Paris Cité (60e). Les universités de province, même fusionnées, ont vite décroché. En 2014, l’Université de Strasbourg entrait au rang 95 ; l’année suivante, elle caracolait au rang 71. Depuis, elle a disparu du top 100. Est-ce pour autant un mal ?

Pendant des années, suivant l’analyse éclairée d’Alain Beretz qui fut l’un des premiers à pointer les limites de ces classements « pas très classes », l’Université de Strasbourg n’a plus commenté sa position au classement chinois… jusqu’à cette année où elle a fait un bond de « 50 places » (sic), passant des rangs 200-151 à 150-101. Soudain, ceux qui dédaignaient les classements, quand on y baissait, se gaussaient de cette victoire et paradaient à la une de la presse. Et pourtant, à regarder les choses de près, rien ne justifie de pavoiser. Pour deux raisons :

  1. Nous n’avons pas progressé de 50 places, mais très exactement de 1 à 99 places. En fait, nous avons juste changé de catégorie et retrouvé le niveau de 2019 ;
  2. Les données moissonnées par le classement étaient peu ou prou les mêmes que l’an passé. Seul un chercheur est passé entre-temps dans la catégorie des « highly cited » (fortement cité), ce qui nous a valu un bond d’une dizaine de places probablement, suffisamment en tout cas pour changer de catégorie.

On mesure vite la limite de ces classements et des politiques d’excellence qui le sous-tendent : avec un seul chercheur fortement cité, sommes-nous devenus une meilleure université ? Et si ce chercheur devait être moins cité, serions-nous soudainement devenus moins bons ?

Pars pro toto, ou le leurre de l’excellence

C’est le leurre de l’excellence : juger la qualité d’un établissement entier à celle de ses meilleurs éléments. Le paradoxe, pour ne pas dire la contradiction rhétorique dans laquelle se retrouvent pris les politiques et les présidents des « grandes » universités françaises aujourd’hui, consiste à dénoncer ce qui fonde leur action.

D’un côté, le mode de financement de nos universités et notre gouvernance ont été largement définis à partir dudit modèle de l’ « excellence ». Il est donc difficile aujourd’hui, pour les grandes universités françaises, de récuser le modèle qui est le leur et qu’elles ne remettent pas vraiment en question. De l’autre côté, ceux-là même qui ont mis en œuvre ce système sont conscients de ses limites : on dénonce la partialité des classements, qui ne couvrent ni tous les domaines disciplinaires ni toutes les missions des universités (à commencer par la formation) ; on attaque un modèle chinois ou américain dont on ne peut évidemment pas se réclamer. Mais, concrètement, on ne change rien. Ou si peu. Le credo demeure qu’on ne sera bon que si les meilleurs d’entre nous sont excellents. De là, la sémantique de l’excellence ; de là, selon nous, l’erreur politique à long terme.

D’un modèle élitiste et productiviste à l’excellence « inclusive » (acte I)

Soyons clairs : le modèle de l’excellence posé en 2010 est ostensiblement élitiste et productiviste. Elitiste car une grande somme d’argent est investie pour un périmètre relativement circonscrit de chercheurs et se concentre principalement sur la recherche. Productiviste car les financements de la recherche doivent nourrir une production quantitativement importante, évaluée par les sacro-saints critères bibliométriques (H index, outils citationnels…). Un cercle en apparence vertueux se met en place : l’excellence appelle les récompenses, et les récompenses l’excellence.

En 2015-2016, au moment de la pérennisation de l’IdEx, notre université, consciente de ce biais, a fait le choix d’une « excellence inclusive » (concept presque paradoxal), c’est-à-dire de consacrer les fonds de l’excellence non fléchés sur les LabEx et EquipEx (soit environ 14M€ sur les 25M€ de dotation stabilisée) à des secteurs émergents (science et société, innovation…) et à des appels à projets internes redistributifs. Ces derniers permettaient de financer des projets dans des laboratoires ou des facultés hors périmètre d’excellence. En même temps, cela allégeait les dépenses de fonctionnement de l’établissement dans un contexte budgétaire relativement peu tendu. Seul bémol : la survivance du comité de pilotage IdEx, hérité de la période probatoire (2012-2016), qui ne donnait pas à la politique IdEx la transparence qu’elle aurait méritée.

Une occasion manquée en 2021 et le modèle s’essouffle (acte II)

Avec la fin des LabEx en 2021, les universités à l’IdEx pérenne, comme Strasbourg, se sont retrouvées pleinement dépositaires de leurs fonds d’excellence. Il leur revenait à elles, et à elles seules, d’en décider la destination. Il aurait donc été possible de porter une autre politique, de changer le modèle ou, tout du moins, de le faire évoluer. L’Université de Strasbourg aurait pu ne pas reconduire tous les LabEx, réduire la voilure du périmètre d’excellence et investir, de manière plus équitable et solidaire, le reste des fonds pour les autres unités. Le choix qui a été fait de créer des ITI** dans le prolongement des LabEx est allé dans la direction opposée :

  1. Ce choix a élargi le périmètre d’excellence en portant de 11 à 15 le nombre d’instituts d’excellence (LabEx / ITI) et en a augmenté la dotation (passée à 14M€), renforçant ainsi le tropisme « recherche » de l’excellence (qui représente aujourd’hui près de 80% du budget IdEx5) et réduisant les marges redistributives ;
  2. Il n’a pas résolu le problème du financement récurrent des unités de recherche et a continué de creuser le fossé entre les chercheurs dans et hors périmètre d’excellence. Le contexte budgétaire très fortement contraint depuis la crise énergétique de 2022 n’a fait qu’accentuer le contraste, créant une université à deux vitesses. Comment accepter aujourd’hui que l’unité budgétaire recherche ne dispose que de 5,3M€ pour plus de 70 unités, alors que les seuls ITI, qui ne représentent pas plus que 30% à 40% des chercheurs en équivalent temps plein se partagent presque le triple ? A cela s’ajoute le fait que les fonds IdEx ne sont pas impactés par les baisses budgétaires et que le taux de consommation des ITI est très mauvais (autour de 70% en moyenne). De l’argent à ne plus savoir quoi en faire d’un côté, la pénurie de l’autre. Les manques sont tels sur le financement récurrent que certaines facultés en viennent à faire financer leur équipement de base (vidéoprojecteur par exemple) en répondant à un appel à projet IdEx. Non seulement, le modèle a atteint ses limites, mais il crée une situation ubuesque ;
  3. Il y a pourtant pire : la création des ITI a surimposé de nouveaux critères à l’excellence en recherche. Celle-ci devient nécessairement interdisciplinaire et thématique. Or ces critères en apparence pertinents, sont eux aussi, sur le fond, contestables :
    1. Encourager l’interdisciplinarité et y consacrer des financements (qui ne sont pas toujours faciles à obtenir sur appel à projets) est louable. En faire la finalité d’une recherche d’excellence est plus critiquable, d’autant que les financements pour la recherche disciplinaire se tarissent et qu’il n’y pas d’interdisciplinarité sans une recherche disciplinaire forte ;
    1. Financer sur fonds propres la recherche thématique, alors que la grande majorité des appels à projets externes (ANR, PEPR, ERC…) est déjà thématique et que ce phénomène s’est notoirement accru dans les dix dernières années, c’est assécher encore plus la recherche fondamentale qui n’est quasiment plus financée que par les fonds des établissements. Si nous ne la finançons pas, qui la financera ?

Ce dernier point est certainement le plus problématique. Les effets à long terme d’une politique intensive de financement de la recherche thématique sont prévisibles : l’étiolement de certains secteurs disciplinaires non couverts par lesdites thématiques (en clair : non en phase avec les priorités politiques fixées par les financeurs), la perte de vitesse de la recherche fondamentale et la disparition progressive de l’université comme institution académique. Cernée d’un côté par la recherche thématique « sur commande » et de l’autre par la privatisation galopante de l’enseignement supérieur, elle est condamnée à disparaître (nous renvoyons à la récente – et très bonne – analyse de Jacques Attali).

L’obsolescence programmée de l’excellence

Le choix fait par l’Université de Strasbourg en 2021 se place aussi à contre-courant de l’histoire. Il n’est en effet plus rien aujourd’hui pour justifier de poursuivre ce modèle élitiste et productiviste de l’excellence, qui va s’étioler pour au moins trois raisons :

  1. L’évaluation de la recherche et de nos établissements évoluera inexorablement vers une approche plus qualitative et « multicritères ». On ne juge aujourd’hui déjà plus un chercheur sur le seul indicateur bibliométrique. L’ampleur prise par le mouvement COARA dans les pays occidentaux commence à porter ses fruits. Bruxelles envisage de revoir ses critères d’évaluation au sein de l’ERC*** et d’avoir une approche plus qualitative. Dans quelques années, les politiques nationales suivront. Notre université a signé, en plus de son adhésion à COARA, la déclaration de Barcelone, deux engagements qui visent à sortir du modèle quantitativiste des classements. Qu’attend-elle pour agir en interne ?
  2. Les défis sociétaux et environnementaux que devra relever notre société nous invitent à revoir nos politiques de recherche et de formation. En arrêtant de ne plus soutenir que les meilleurs, mais en donnant à tous les membres de la communauté universitaire les moyens de faire leur travail et de le faire dans des conditions décentes, découlera une hausse globale de la qualité. Elle ne se traduira pas par une progression dans les classements, mais par une science plus inventive, plus diverse, plus audacieuse et certainement mieux à même de répondre aux attentes de la société. Un individu ne sauvera pas le monde ; mais une communauté de pensée sera à même de le faire ;
  3. Enfin, la recomposition géopolitique du monde met à mal l’idée d’une compétition globale. L’Occident, s’il veut gagner la bataille de la démocratie, doit renouer avec les valeurs de celle-ci. Or l’excellence est tout sauf démocratique, elle est oligarchique. Cette oligarchie est le pendant académique du néolibéralisme économique, qui gangrène de l’intérieur un certain nombre de démocraties, les Etats-Unis en tête. L’université a la responsabilité de ne plus faire la politique de l’autruche, de montrer l’exemple et de changer, elle aussi, son modèle.

Au pluriel : un autre modèle fondé sur la solidarité et la qualité…

Pour toutes ces raisons, le collectif Au pluriel défend un nouveau modèle solidaire et qualitatif pour la recherche, et, plus largement, pour l’ensemble des missions de notre établissement. Le mandat qui s’ouvre (2025-2029) sera celui qui devra penser l’ « après-ITI » (qui s’achève en 2028). Nous ne referons pas l’erreur de 2021, car la même question nous sera posée : conserver le modèle de l’excellence, qui sera vieux de 20 ans ? ou bien repartir sur de nouvelles bases ? Nous pensons que, rien que dans le domaine de la recherche, les fonds de l’excellence doivent servir toutes nos communautés scientifiques et initier un élan qualitatif d’ensemble. Plutôt que de fixer 15 thématiques excellentes et/ou innovantes et de les financer par les fonds de l’excellence, nous préférons que ces mêmes fonds servent à mettre en place des programmations pluriannuelles par secteur de recherche, qui répondent aux besoins réels de ces secteurs en moyens financiers et humains et en infrastructures. Ces programmations concerneront toutes les unités, sans exception. En un mot, l’argent de l’excellence doit permettre à la recherche fondamentale de se faire et de se raccrocher ensuite, si elle le souhaite et si cela est pertinent, à des appels à projets thématiques nationaux ou internationaux. Nos propositions pour la recherche, que nous dévoilerons dans les prochaines semaines, viendront préciser concrètement nos intentions. En tout cas, à l’élitisme et au productivisme, nous opposons une approche solidaire et équitable, qui fasse monter qualitativement tout l’établissement.

… et au service de l’humain et des territoires

Parallèlement, il faut sortir de l’ornière des classements qui ont parqué l’excellence dans le domaine quasi exclusif de la recherche et qui ont eu tendance homogénéiser le paysage universitaire internationale. La bonne université de demain sera celle qui saura être différente des autres, celle qui saura construire sa propre stratégie par rapport à ses forces vives (ses femmes et ses hommes) et aux attentes de son territoire, et celle qui saura affirmer ses valeurs dans un monde multipolaire. Si les fonds de l’excellence doivent servir à quelque chose, c’est, selon nous, à cette fin.

Investir dans les transitions sociétales et environnementales ; accompagner la transformation de notre administration qui a été soigneusement tenue à l’écart de l’IdEx ; redonner des moyens aux acteurs de terrain en formation et recherche car ce sont eux qui mettront au quotidien en œuvre la transformation de notre société ; renforcer les liens avec le territoire et les acteurs de proximité. Tels sont les chantiers que nous mettrons en œuvre dans le cadre de la « nouvelle excellence », et que nous détaillerons dans notre programme. Les marges de manœuvre sont étroites, car l’IdEx est gagée par de nombreux projets dont nous ne voulons pas nous départir et par 4,5M€ de masse salariale. Mais ces axes stratégiques devront être portés fortement pour être progressivement mis en œuvre jusqu’en 2028 où s’arrêteront les financements des ITI et où nous aurons à décider de l’affectation de 14M€.

Frédérique Berrod et Michel de Mathelin, à la tête des listes Inspire, défendent une « université engagée pour l’excellence de sa recherche et de sa formation ». Cette université est l’université du passé, celle qui manque d’inspiration et qui, à force, peine à trouver son souffle. C’est aussi une université qui ne considère qu’un tiers de ses chercheurs (ceux du périmètre d’excellence) et qui ne parle que le langage de la méritocratie aux étudiants. Nous revendiquons une université « Au pluriel », solidaire, moderne, inclusive, qui assume que les membres de notre communauté ont toutes et tous les mêmes droits. Ce n’est pas de l’égalitarisme idéologique, mais la reconnaissance de nous toutes et tous, dans notre formation, dans notre labo, dans notre bureau, pour ce que nous sommes pour ce que nous permettons à l’ensemble de la communauté d’être non pas excellente, mais meilleure.

L’équipe Au pluriel

4 novembre 2024

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* Enseignement supérieur et recherche (ESR)

** Instituts Thématiques Interdisciplinaires (ITI), créés à la suite des LabEx en 2021.

*** European Research Council (Conseil européen de la recherche)

1 Dans une interview accordée à News Tank et parue le 3 octobre 2024, Frédérique Berrod parle longuement de Michel de Mathelin et le présente comme le meilleur candidat au poste de premier vice-président.

2 L’un des engagements des listes Inspire est : « L’université engagée pour l’excellence de sa recherche et de sa formation » (https://inspire2025.eu/nos-engagements/).

3 Le site de l’ANR affichait en 2010 très clairement l’objectif des initiatives d’excellence : « L’appel à projets Initiatives d’excellence, doté de 7,7 Mds €, doit permettre de faire émerger en France 5 à 10 pôles pluridisciplinaires d’excellence d’enseignement supérieur et de recherche de rang mondial. L’objectif est de créer des pôles capables de rivaliser avec les plus grandes universités du monde. »

4 Le masculin générique est ici utilisé à dessein, car il n’était point question de diversité dans cette approche, fût-elle de genre ou culturelle.

5 Rappelons que la partie formation des ITI a été financée sur un appel à projets tiers : le projet STRATUS de l’appel SFRI, financé à hauteur de 5M€ par an)

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